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Loin des forêts sacrées où les magies primordiales font couler la vie et la paix souveraine comme de longs fleuves paresseux, il est en Silraen des contrées bien solitaires, dont les paysages rivalisent avec ceux de l'Ydrasil en majesté. Les mortels, dans leur expansion encore jeune, on parfois entrepris de bien curieux voyages, sans que l'on sache réellement ce qui a bien pu les pousser à conquérir de si inextricables lieux...
Parmi ces royaumes éloignés dont les récits des voyageurs font mention, on pourrait nommer l'impressionnante cité de Haute-Marche. Impressionnante non par sa taille ou par son commerce extérieur, quasi inexistant de par sa localisation. Mais bel et bien par l'audace dont on fait preuve ses bâtisseurs, presque arrogants aux yeux des dieux pour avoir dompté ainsi la reine montagne.
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Perchée au bout d'un python étroit, entourée de cinq pics qui semblent percer les cieux, Haute-Marche trône, flèche magnifique, sur la roche pâle des Pics éternels. Avalée par la neige et la glace les trois quart de l'an, la vie n'y est pas facile, et les êtres qui vivent en ces lieux ne sont ni très nombreux, ni bien commodes. Chasseurs, artisans, mais aussi guerriers farouches, mages solitaires ou exilés des contrées civilisées mènent ici une existence dure et bercée des chants austères de la montagne.
Si les humains y sont majoritaires, les nains font parti des espèces que l'on trouve à Haute-Marche, et cette race fière et jeune est à l'origine de bien des pans de muraille que l'on peut admirer. Le microcosme de Haute-Marche est assez peu hiérarchisé, si ce n'est pour diriger la cité. Quatre maisons, les maisons mères des bâtisseurs, forment un Conseil, que préside le Haut-Maître, la figure de proue de la ville, qui a notamment à charge de recevoir les voyageurs les plus éminents. La ville vit en autarcie, bien qu'elle ne rechigne pas à importer quand l'occasion lui est donnée. Il arrive que des convois marchands descendent de la montagne pour exporter des objets, des armes de très bonne facture, du minerai ou des gemmes.
Jadis, un temple avait été bâti sur le flanc de l'un des monts, à la gloire des divinités silraeni. Mais, pour une raison obscure, que le temps a fini malgré tout par avaler, cette construction d'une grande beauté fut profanée à une époque reculée, et jamais reconstruite. Les habitants de Haute-Marche, qui eux-mêmes ne cherchent plus à savoir ce que leurs ancêtres pouvaient bien chercher dans un endroit aussi peu accueillant pour la civilisation, se sont peu à peu détourner de leurs devoirs de mortels. On serait tenté de croire que les dieux, en retour, on finit par oublier cette cité-état de fin du monde, qui s'accroche encore et toujours à ses sommets.
Les habitants de Haut-Marche ont en effet un dicton qui n'en finit pas de surprendre les rares nés de la grande forêt qui se sont aventuré jusqu'à eux :
"
Ton destin par ta main seulement est forgé, et non celle d'un être extérieur, qui n'a nulle prévalence sur la vie qui t'a été donnée, et est donc tienne jusqu'à sa fin."
Leur existence, de l'enfance au trépas, est dictée par cette maxime : libres et fiers, les haut-marcheurs, comme on les nomme couramment en Silraen, sont habiles de leurs doigts et très endurants. Si diverses superstitions ont perduré avec les ans, la plupart n'ont aucun lien avec les anciens cultes silraeni. Ici, l'Ydrasil n'est pas honoré, le Tolvaär n'est pas craint. Les mortels se forgent un destin à l'image de leur lieu de vie : dur et implacable, mais au plus près de la nature brute et des présents qu'elle offre.
Avec un tel actif, on pourrait croire que la vie n'est pas si morose, que la ville n'a que de belles heures à conter dans ses récits. Pourtant, depuis de nombreuses révolutions solaires, les invités de Haute-Marche, bien qu'ils n'en aient jamais été question devant eux, ont eu vent d'étranges mouvements certaines nuits, dans les hauteurs de la montagne, face aux portes, au-delà des ponts de pierre. Une procession de silhouettes encapuchonnées se rendant dans un lieu inconnu. Cet indicent ne se reproduit que rarement, mais plusieurs témoignages identiques s'étant recoupé au cours des dernières décennies, le bruit courut. Tout aussi étrange semble le fait que de braves gens se livrent à des messes noires, alors qu'aucun tolvaäri n'a jamais mis les pieds à Haute-Marche. C'est pourquoi la rumeur mourut presque aussitôt après être sortie des murs. De là, nul ne sait la vérité, et l'affaire n'a aucune sorte d'importance pour ceux venus commercer ou chercher l'aventure.
Pourquoi donc vous raconter tout ce baratin sur une vieille cité oubliée, dont nul n'a que faire aujourd'hui ?
Revenons une cinquantaine d'années en arrière. Nous étions en bloem, la cité venait de sortir du terrible hiver qui sévit dans les cimes. Or, contrairement à ce que pensaient les gardes en faction sur les chemins de ronde, les haut-marcheurs étaient loin d'avoir tout vu.
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Ô noires nuées
Voilez mon vol !
Comme l'ombre
Cache le meurtrier
Qui de son dard
Frappe au dos
L'innocent endormi
Il est trop tard
Quand dans la nuit
Sonne le cri
Du cauchemar
Dieux ennemis
Craignez mon nom
Je suis fléau
On me maudit
Je suis la mort
Qui vient d'en haut
Serpent honni
De vos tombeaux
Le tonnerre gronde
La terre se meut
Les cieux frissonnent
Entendez-tous
La noire colère
Qui vient vers vous
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La rumeur avait porté jusqu'à ses discrètes oreilles, et l'avait intrigué. Il existait donc bien des contrées habitées au-delà des immenses forêts. Le monde de Silraen était vaste, cela n'était donc pas si étonnant. Les mortels étaient on ne peut plus débrouillard, quand on les laissait faire...
Zëma'Khaal avait donc décidé de quitter le village où il avait récemment élu domicile sous forme humaine, depuis son départ du Tolvaär, pour prendre la direction des pics éternels. Les montagnes et les dragons, une longue histoire d'amour. Le dragon avait parcouru de nombreux kilomètres sur ses deux-pattes mortelles avant de s'élever sous les traits du titan qu'il était en vérité. Question de discrétion ? Oui, même si ce n'était pas dénué d'ironie. Tant qu'il ne faisait pas parler de lui...
Haute-Marche, la patrie perdue des sommets. Un lieu selon son cœur. Qu'il lui tardait de découvrir.