Le soleil du Silraen était quelque chose tout de même. Qui aurait pu croire que Meruwan puisse être encore quelque part, alors qu'il ne se montrait plus à ses admirateurs assidus ? Offrandes et augures animaient les places des villages de la Terre Primale sans que leur vénéré Dieu ne montre son museau d'écailleux fainéant. Et pourtant, l'astre ne cessait de briller dans le ciel, revêtu de ses atours les plus chatoyants, répandant sa lueur dans la veste céleste immaculée d'un bleu neutre et absolument...ennuyeux.
Les feuillages de Sylveride étaient cependant si denses qu'en pénétrant dans cette cité tentaculaire aux allures de forêt géante, la lumière en était presque éclipsée. Seuls de téméraires rayons de soleil filtraient à travers les caducées et offraient le spectacle d'une pluie solaire calme et silencieuse.
La capitale du Silraen elle-même était un vaste réseau d'embranchements et de racines dont certaines étaient si imposantes qu'on les cerclait d'escaliers en spirale pour accéder aux étages ou aux souterrains. Dans les immenses arbres millénaires, on y avait aménagé des salles spacieuses dont les murs étaient recouverts d'une sève connue seule des hybrides comme étant un onguent permettant à la plante de s'épanouir même avec des organismes vivant à l'intérieur. Leurs méthodes avaient quelque chose de fascinant bien que les silraeni ne reconnaîtraient jamais que pour assouvir leur confort, ils avaient recours à la meurtrissure végétale. Ouvrir les troncs, y vivre, n'était-ce pas là blesser ce qu'ils chérissaient par-dessus tout ?
Je détestais profondément ces peuples qui se confrontaient toujours à l'ennemi avant de confronter ensemble leur propre réalité, leur propre comportement. S'ils se regardaient en face...Étant moi-même le Dieu de la Putréfaction, je n'aurai jamais songé à faire un nid dans un chêne qui puait l'humus et la sève. Une forteresse de pierre brute, taillée à partir des grottes, montée par de vrais bras forts et robustes, voilà qui valait le coup d'être vénéré.
Ma canne m'échappait des mains alors que je gravissais le ponton entre un bulbe énorme et un tronc stigmatisé de champignons rouges. Je me penchai en avant pour la ramasser mais le dos de ce corps décharné ne me permettait pas d'être aussi souple que sous ma réelle apparence. Toutefois, je fis un effort pour m'assouplir mais une douleur cuisante mordit mes vertèbres. Mon gémissement s'étouffa entre mes quelques dents. Ce sol glissait, c'était d'une pénibilité à toute épreuve. Encore cet enduit luisant et purulent. Alors que mon pied se dérobait pour m'assurer une chute certaine sur la figure, un bras me saisit sous l'aisselle et me redressa aussi facilement qu'un sac de plumes. Je levai les yeux vers l'hybride à l'air affable.
« J-je vous remercie, mon brave petit. » grinçai-je de cette voix de vieillard édenté.
Le regard du silraeni se durcit. Je crus d'abord mon camouflage compromis, mais je me rappelai aussitôt que les habitants du Silrean voyaient d'un très mauvais œil les humains bien qu'une trêve tacite s'était établie il y a de cela des siècles entre humains et hybrides. Pour eux, les autres étaient aussi fourbes que leurs comparses du Tolväar. Ainsi, leur confiance à leur égard, même pour ceux vivant en Terre Primale, était très mesurée.
« Il n'y a pas de quoi », répondit-il simplement avant de se détourner d'un mouvement de cape.
Avec un sourire narquois, je poursuivis ma route en prenant garde à ma démarche défaillante. Je pénétrai dans un vestibule aussi haut que large, décoré de gravures à-même le cœur de l'arbre, où étaient suspendus des lampions colorés au travers du plafond. Modestement meublé, l'endroit ne comportait qu'un comptoir, quelques sièges et un buffet où étaient disposées des victuailles pour les nouveaux arrivants ou plus simplement pour les gourmands. Avec un moment d'hésitation, je me rapprochai d'un plateau de fruits, et m'appuyant sur ma canne pour éviter tout flageolement des jambes, je me saisis d'une pomme verte. Aussitôt, elle se dissipa dans un chuchotement de poussière qui fila entre mes doigt. Rapidement, j'essuyai ma main sur mes guêtres et évitai de rester plus longtemps près de la présentation de mets. J'oubliai tout facilement que mes pouvoirs n'étaient jamais diminués, quelque soit ma forme d'emprunt.
Je quittai la résidence, puisque déserte et inintéressante et gagnai une autre fosse creusée en forme de corridor à travers une autre entité végétale, dans laquelle je descendis avant de faire face à une place qui encombrait l'espace entre plusieurs feuillus gigantesques. Une plate-forme de verre assurait à la fois beauté et sécurité. Sur celle-ci, plusieurs étals divers vantaient l'abondance de fruits ou animaux chassés avec une certaine expertise. Le nombre d'hybrides était sensiblement plus important que les autres races. Si les hybrides n'accordaient que peu d'attention aux humains et éthérés, ils étaient néanmoins plus ouverts envers les elfes avec lesquels les conversations ressemblaient davantage à des chants qu'à des conciliabules. Je me fondis dans cette masse, bien qu'avec cet accoutrement précaire, je me démarquai avec aisance des armures ou pourpoints bariolés. Mon attitude ne suscitait qu'aux regards curieux et furtifs pitié et compassion, mais on ne m'adressa pas la parole.
La clameur générale devenait de plus en plus assourdissante, comme le vent qui siffle dans les montagnes, et j'essayai de me trouver un endroit moins fréquenté sur cette place où s'agglutinaient mortels et immortels, qui se bousculaient en gardant toujours le même sourire niais aux lèvres, qui s'échangeaient des anecdotes, qui se fixaient un instant avant d'oublier aussitôt que l'autre avait existé.